Le Bal (détails), 2024. Installation, dimensions vaariables. Xylographies sur papier de soie teinté
© Annabelle Milon
Caractères II, 2024. Xylographie sur papier de soie teinté et huilé, cuivre.
© Annabelle Milon. Photos : ÉF
Vue de l’atelier, 2024. © Annabelle Milon. Photo : Vincent Timsit
Texte rédigé à l’occasion de l’exposition de l’artiste Se faire Autre du 11 octobre au 24 novemvre 2024, Brasserie Atlas, Anderlecht, Bruxelles (B).
Voir aussi
Se faire Autre
We Are Happy Here in A Happy House
Faire flamboyer l’avenir
Site de l’artiste
Annabelle Milon
Je, tu, iel, nous, vous, iels. Je connais Annabelle Milon depuis une petite ville des Pyrénées où vivait sa grand-mère. Je connais son travail depuis une amitié qui se tisse sur les ans de la rue du Soleil à la frontière espagnole, de Madrid à la Catalogne, des bouquinistes aux brassins précis, de la Barrière de Saint-Gilles à Saint-Germain-des-Prés, d’un premier café à un verre de vin naturel. Je la connais à travers les visites dans la lumière de ses ateliers, aux murs couverts de dizaines de figures, là où papiers et images s’impatientent de devenir œuvres, là où ses gouges et sa presse font vigie.
Je la connais comme gravure.
L’évidente ritournelle que j’évite depuis que je vois et revois le travail d’Annabelle Milon de ces derniers mois ne cesse de s’inviter, alors je cède : Car Je est un Autre1. Arthur, ce n’est pas contre toi, tes mots résonnent mais ont tellement été entendus, rebattus qu’ils paraissent consumés. Pourtant non. J’assume ! C’est bien de cela dont parle Annabelle Milon dans Se faire Autre, de l’un et du multiple, d’elle et des autres, du lien intime entre altérité et identité. La continuité universelle de ce que l’humain fabrique comme image de lui-même, artifices et artefacts qui deviennent — par renversement — normes à suivre. Une schizophrénie de la représentation du corps, du fantasme illusoire occidental et des libertés promises par les masques sociaux. Les œuvres d’Annabelle Milon évoquent ces lieux de passage entre les multiples fonctions qu’occupent les modèles.
Voir est un acte ; l’œil voit comme la main prend. Notre main peut passer à la portée de bien des choses que rien ne l’entraîne à saisir ; notre œil ouvert passe sur bien des choses qui demeurent, au sens physique du mot, invisibles. [...] Il ne suffit pas de créer un objet, il ne lui suffit pas d’être, pour qu’on le voie. Il nous faut le montrer, c’est-à-dire, par quelque artifice, exciter chez le spectateur le désir, le besoin de le voir.2
Dans ses dernières créations3, l’artiste collecte et réunit des représentations issues de diverses époques et territoires, inspirées de collections muséales, de contenus numériques et d’images publicitaires. Ses choix iconographiques engendrent un va-et-vient entre familiarité, consumérisme et inquiétante étrangeté. Elle compose ainsi une typologie du double, de l’Autre imaginaire, témoin de la persistance de cette figure chez celles et ceux qui, de tous temps, fabriquent des images. Mannequins, masques, figurines, automates, poupées, robots, marionnettes, l’artiste s’approprie ces doubles fictifs, à la fois miroirs, modèles et vecteurs de valeurs.
Investissant les propriétés de la gravure et de l’image imprimée, Annabelle Milon remet sur un même plan ces êtres projetés et interroge l’ontologie même du double : unique en soi et multiple de soi. Elle s’éloigne dès lors de la seule question de l’image pour souligner un geste quasi obsessionnel : l’un cherche sans cesse à se faire Autre.
Elle a fait ce choix solide et précis d’un médium qui — comme longtemps la céramique — reste peu usité par les artistes contemporains, laissé à tort dans son histoire. Alors qu’il est évident avec Se faire Autre que l’artiste met en avant l’amplitude de la gravure et ses dérivés. Là où les premiers graveurs visaient précisément le voyage de l’information en inondant le monde grâce à la reproductibilité, ce médium fastidieux invite aujourd’hui au ralentissement du regard. Ainsi, à l’époque où les images prolifèrent par les toiles numériques, Annabelle Milon suspend le temps pour interroger ces notions « randomiques » de flux et de diffusion.
L’artiste me dit « graver, c’est penser et travailler à l’envers ». Penser à l’envers pour que l’image, cachée, ne se révèle imprimée en miroir qu’à la levée du papier. Graver l’un, c’est donc déjà penser l’autre, à la fois identique et parfaitement distinct. Pourtant, c’est de l’autre côté du miroir — comme Alice4 — qu’Annabelle Milon interroge cette altérité. Pressées sur un papier de soie, délibérément transparent, les images se révèlent à l’artiste d’abord telles qu’elles sont gravées. L’envers devient pour elle un endroit. Dans l’installation Le
Bal, elle choisit d’exposer cette particularité d’ordinaire cantonnée à l’atelier. Je découvre aussi avec intérêt comment cette installation récente se déploie, se confronte pour la première fois à une monumentalité. Ici et dans Caractères, l’artiste investit l’unique multiple, les images se répètent mais ne sont jamais les mêmes. Elle compose ses œuvres par couches. Ainsi, l’Autre, toujours lui-même, est toujours autre que lui-même ; autant de fois qu’il y a de contextes au sein desquels il est placé et de lumières sous lesquelles il est projeté.
À l’inverse d’un Atlas ou d’un collectionneur obsessif, Annabelle Milon a procédé par entonnoir. D’un vaste rassemblement d’images, des représentations antiques aux publicités DIM, du pantin modèle des artistes au réflexe éculé du selfie, des sculptures étrusques à un masque de beauté, l’artiste applique des éliminations. Reste une réduction paradoxalement large de la représentation, corps et figures idéalisées, icônes fantasmagoriques, objets humanoïdes. Là où certains se contentent de la collecte, des collections et des collages d’images, Annabelle Milon cumule strates et couches. À ce titre, la série Carbone résulte d’une impression par photogravure des papiers carbone maintes fois réemployés pour reporter ses dessins sur les plaques de bois. La stratification ainsi engendrée révèle l’empreinte des choix iconographiques successifs. Ce qui me plaît, c’est aussi le geste qu’elle s’autorise sans le brandir. Augmenter, redessiner, modifier, rectifier, adapter ces images ; supprimer un détail, des mots, ajouter un visage sur le bouclier d’un guerrier antique... Elle redessine sa collection. Jouer pour mieux montrer. Comme un geste miroir à ce qu’elle interpelle dans cette recherche.
Il était évident pour moi de mettre en dialogue des nouvelles pièces, certaines œuvres plus anciennes, passerelles qui ancrent une généalogie des préoccupations de l’artiste. Variations acte l’émergence de collages, fragments, accumulations, notes et hors-champs tandis qu’Objectif initie multiple et couleur. Cette dernière survient désormais plus intense parfois pop dans la procession du Bal et dans Fenêtres, œuvres abstraites qui font images, intrinsèquement et dans leur contexte d’exposition. À l’instar de Paupières, cinq petites fenêtres s’entrouvent sans bruit5. Riches de strates de gris, elles évoquent le minéral, le végétal, le charnel, le non figuratif. Il est toujours délicat et courageux de présenter un travail jeune, ici je vois avec affection comment Fenêtres et Paupières ouvrent le travail d’Annabelle Milon. Faire image sans images. Le début d’une abstraction.
RIEN mais RIEN qui soit RIEN.6
Je est multiple, aussi pour ce texte, nous l’avons embrassé à quatre mains — la liberté de l’œil aurait dû depuis longtemps nous mettre en garde.7
Émilie Flory et Vincent Timsit
Bruxelles, octobre 2024
1. Phrase écrite dans une lettre d’Arthur Rimbaud à Paul Demuny le 15 mai 1871.
2. Paul Nougé, René Magritte ou les images défendues, 1943.
3. Références aux œuvres que l’artiste a réalisées en 2024 : Le Bal et Caractères.
4. Lewis Caroll, De l’autre côté du miroir, 1871
5. Paul Nougé in L’Expérience continue, 1966. Recueil de poèmes et d’essais conçu par Nougé avec l’aide amicale et attentive de Marcel Mariën paru aux Éditions de la Revue Les Lèvres Nues à Bruxelles.
6. Paul Nougé, La publicité transfigurée, 1925
7. Paul Nougé, La vision déjouée in Fragments, Éd. Labor - Fernand Nathan, 1983.
Vincent Timsit est doctorant en sociologie de l’art à l’EHESS, Paris. Il est membre du CRAL (Centre de recherches sur les arts et le langage, EHESS), membre associé au GRESAC (ULB, Bruxelles) au titre de collaborateur scientifique et membre du groupe de recherche BAMLab (Brussels Art Markets Laboratory, ULB).