Rainier Lericolais


Paroles gelées



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   Rainier Lericolais, carton d’invitation de l’exposition © l’artiste



Paroles gelées
Exposition du 12 septembre au 19 octobre 2024, galerie Bernard Jordan, Paris.


Voir aussi
Carbonade d’orage
We Are Happy Here In A Happy House

Site de l’artiste
Rainier Lericolais

I taste your scent
Distant noises
Other voices
Pounding in my broken head1
Il paraît que je fredonne tout le temps, impossible dès lors — avec cette habitude quotidienne — de débuter un texte sur le travail de Rainier Lericolais sans paroles et mélodies en tête, a fortiori en découvrant ses dernières pièces.
Avec Paroles gelées, l’artiste dessine une exposition idoine à la confluence de ses inspirations et de ses pratiques ; dessin, sculpture, peinture, installation, musique, poésie, édition… Ce sont cinq nouveaux « journaux » qui posent décor et rythme. Ainsi, La Coquille à planètesLe Dibbouk, Les Paroles gelées, La Notte et Le Mystère Koumiko structurent et spatialisent la galerie tels une Prounenraum contemporaine, une nouvelle nouvelle expression de l’espace2 qui positionne le visiteur dans un rôle actif. Les œuvres dialoguent, incitent l’exploration, voguer d’une histoire à l’autre, déployer fictions et variantes autour des éléments qu’elles content, ce que d’aucuns y projettent, ce que l’artiste s’amuse à révéler, escamoter. En confidence, d’autres pièces sculpturales comme Le Baquet de Mesmer (2013) et les personnages Sans titre (2024) ponctuent et multiplient points de vue, rebonds et sonorités silencieuses.

Des cinémas de Michelangelo Antonioni et Chris Marker, du roman rabelaisien aux Cut Up littéraire et musical, des prémices de la musique concrète aux légendes universelles et multiséculaires des amours impossibles ; Rainier Lericolais aime les histoires. Son travail porte des références formelles multiples et sensiblement évidentes : cubisme, suprématisme, brutalisme, futurisme, surréalisme ne sont pas loin. Il s’inscrit aussi en partie dans une continuité constructiviste contemporaine. Avec cette volonté née des pratiques cubistes qui consiste à « construire une figuration plastique qui n’emprunterait pas ses éléments à la réalité de perception mais à celle de conception pure.»3 Néanmoins, elle s’applique foncièrement chez lui avec des mediums, des choix esthétiques et une conduite de son temps. Pas de nostalgie apparente ici, on bourre ! Là où la plupart des artistes qui suivaient cette pensée au début des années 1920 avait un goût appuyé pour le concret, Rainier Lericolais y adjoint fantasmes, poésies, sons et détournements.
J’aime regarder son œuvre dans une globalité, dans un foisonnement néo-dada, sur des chemins non balisés, à ne rien s’interdire, non loin de l’esprit fondamental de Fluxus. Une œuvre forte de la studieuse et dynamique camaraderie de « la bande » de Châteauroux4, du mouvement punk, des univers de Ryoji Ikeda et Lucrecia Dalt, conviant quelquefois László, Raoul, Kurt, Marcel, Martha, Francis, les mots de Paul, les lignes et les pensées de Monsieur Tuttle5… Il y a aussi, sans appui formel, l’osmose entre Vie et Art, la pratique des journaux, les combinaisons, les collaborations familiales et amicales, le renouvellement constant des modes d’expression et les mutations de formes chers à Dieter Roth que je discerne chez Rainier Lericolais. Une similarité certaine à inventer et ériger le travail.

Ses empreintes historiques et artistiques sont claires mais tel un semeur de paravents l’artiste active sa mécanique principale. Le collage comme exploration et masque, déployé dans tous les mediums, jeu d’équilibres, espace de grandes libertés. Tout est collage dans le travail de Rainier Lericolais. Il recouvre, dissimule, compile, disperse, joue pour le vent, coupe-colle avec son mobile, travestit les missives, brouille les postales6, frotte les sillons, voile l’intime, sample, dépose les objets, assemble les voliges et considère les voix. L’artiste choisit ces dernières comme réceptacles dans une exposition aphonique. Elles sont présentes partout sans se faire entendre. La voix, les voix. Celle de Koumiko définie par la largeur et la longueur des bandes de magnétophone sur lesquelles elle répondit aux questions laissées par Marker. Instrument des mots, onomatopées et bruitages réveillés au monde par leurs dégels sur le bateau de Pantagruel ou celles électrisées par les dialogues entre Léonard et l’astrologue, machine du Métropolitain. Les voix tendres aussi, celle de Lidia lisant haut à Giovanni ses mots d’amour oubliés et enfin celle qui répond à Léa/Leah’le ; spectrale, envahissante, possédante et infinie, la voix perdue d’Hanan, l’aimé qui la hante.

Ta voix, ta voix fleurit comme les tubéreuses
Elle enivre la vie ô voix ô voix chérie
Ordonne ordonne au temps de passer bien plus vite7

À regarder cette proposition et l’ensemble des œuvres, il y a cette empreinte du temps qui m’apparaît. Le temps, pas nécessairement mélancolique, celui qui replace dans le hic et nunc. Ici et maintenant, je vois mandolines et kora muettes qui portent toujours en elles les musiques qu’elles ont joué, je vois des bris de disques moulés méconnaissables encore jouables, je vois cylindres, flexis, vinyles et bandes magnétiques gardiens des dires oubliés, de Poëmographies, des messages privés et des rencontres anciennes…




Il est toujours émouvant d’assister à une orientation nouvelle dans le travail d’un artiste. Pour la première fois, Rainier Lericolais va chercher dans son passé. Il se retourne. Un journal même fictif est toujours un brin de soi. Ici, les œuvres enclosent au moins un objet personnel, une édition ou œuvre antérieures (Maneki-Neko de Gōtoku-ji, VHS, Toupie, Tentative de peinture d’eau8, cylindre oxydé, K7…). Des pièces inconnues aussi, restées suspendues à l’atelier depuis plus d’une décade, trouvent désormais leur évidente place au sein de ses nouvelles sculptures murales. Certaines œuvres de l’exposition marquent un changement, un achèvement. À l’image du Dibbouk, légende mythique sur laquelle l’artiste travaille depuis 2020, avec une production luxuriante de dessins, peintures, reliefs, films, musiques et dont la pièce de 2024 vient symboliquement rompre la pléthore. Placer un autre temps.

La temporalité se loge aussi dans les gestes de l’artiste, leur répétition, les couches nombreuses de glacis d’encre de Chine pour obtenir le noir intense parfait, quand le bois et la calebasse se gorgent. La main ponce, colore les chutes, moule les cassettes, transfère les déclarations. Elle assemble, compose et recompose, ajuste grâce aux éléments collectés, conservés, déplacés dans une économie de moyens mais avec la réjouissance ludique de toujours faire avec ce qui est là. Dans les intervalles reste la latence. Elle permet à l’atelier ou dans l’exposition de laisser se perdre la pensée, offre divagation et mesure.
Parmi ceux qui déambulent au sein des œuvres il y aura, selon la pensée barthienne, des optimistes raisonnables qui sentent que tout s’arrange même si rien ne dure ; et des amoureuses et amoureux de tous les jours, ceux pour qui rien ne s’arrange — et pourtant cela dure.9
À travers les personnages, les journaux aux voix gelées, les références politiques, artistiques et personnelles de cette exposition d’automne, j’en entends une autre par ricochet — alors que l’artiste ne l’a pas convoquée. C’est bien là la force de l’Art, chacun se fait rattraper avec ce qu’il est au moment de la rencontre. Ce soir nous sommes septembre10

— Émilie Flory
Manosque, septembre 2024

1. Vers de Robert Smith dans la chanson Other Voices sur l’album Faith de The Cure, Fiction Record, 1981.
2. Installation de El Lissitzky Prounenraum, 1923-1965 qui rassemble et met en espace plusieurs œuvres Proun. El Lissitzky, citation in K. [Kunst] et Pangeometrie [« Art et Pangéométrie »], Europa Almanach, Potsdam, Kiepenheuer Verlag, 1925.
3. Andréi Boris Nakov, Le constructivisme in Le Dictionnaire d’art moderne et contemporain, Hazan, 1992. La citation en italique est attribuée par l’auteur à Guillaume Apollinaire.
4. Camille Paulhan, Châteauroux, une utopie de l’art contemporain in Artpress n°513, septembre 2023.
5. László Moholy-Nagy, Raoul Hausmann, Kurt Schwitters, Marcel Duchamp, Martha Argerich, Francis Picabia, Paul Éluard et Richard Tuttle.
6. Émilie Flory et Rainier Lericolais, Postales brouillées, ZOZ Collection, Érin Lysfam & Co. Éditions, 2024.
7. Guillaume Apollinaire, Ta Voix, in Ombre de mon Amour, rédigé en 1915, Éditions Pierre Cailler, 1947.
8. Références aux œuvres de l’artiste Toupie (2011) et Tentative de peinture d’eau (2014).
9. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Éditions du Seuil, 1977.
10. Vers de Jean-Loup Dabadie et Philippe Sarde dans La Chanson d’Hélène, 1970. Interprétée par Romy Schneider et Michel Piccoli au moment du film Les choses de la vie de Claude Sautet. Elle n’apparaît pas dans le film car elle est une surinterprétation de l’histoire, mais servira de bande-annonce.
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